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Programmateur·rices d'exception pour le festival Rush par Johanna Seban & La FEDELIMA

En confiant l’élaboration de sa programmation à un artiste invité, le festival Rush se démarque des nombreux événements estivaux. Cap sur la presqu’île Rollet à Rouen, où se déroule chaque année cet événement hors-piste, qui fut parrainé en 2019 par l’artiste électro Chloé.

C’est surtout comme DJ et référence dans la musique électronique française, qu’on connaît Chloé depuis bientôt vingt ans. C’est d’ailleurs en tant qu’artiste qu’elle avait, à deux reprises, toqué à la porte du 106, salle qui accueille le meilleur des musiques actuelles sur les bords de Seine depuis 2010. Ce printemps, la Française y est revenue avec une autre casquette, après que l’équipe du 106 lui a confié les rênes de la programmation de Rush, le festival qu’elle organise chaque année.

« J’étais venue jouer au festival Le Rock dans tous ses États à Evreux il y a de nombreuses années, se souvient Chloé. Plus tard, certains membres de l’équipe se sont retrouvés au 106 où j’ai ensuite joué deux fois. L’équipe est venue vers moi pour me confier la programmation artistique de son festival. On s’est d’abord rencontrés à Paris, où l’on m’a expliqué le projet. J’étais très flattée à l’idée de travailler sur toute une affiche. Le fait de confier la programmation à un artiste permet de faire avec son point de vue et de proposer quelque chose de plus personnel. Cela rejoint un peu ce que je fais dans les soirées de mon label Lumière Noire, où j’invite des artistes électroniques, mais aussi issus du rock ou des musiques expérimentales. Mais je n’avais jamais eu une telle responsabilité. »

Cette responsabilité, cela fait quatre ans que le 106 s’amuse à la faire endosser à un artiste. Après des premières éditions articulées autour d’une thématique, le Rush a en effet opté en 2016 pour cette formule de « festival sous influence », plus souvent aperçue à l’étranger (All Tomorrow’s Party en Angleterre ou Sonic City en Belgique). « Avec Rush, on a dès le départ eu envie de proposer une programmation qui ne serait pas la même que celle qu'on voit partout ailleurs, développe Jean-Christophe Aplincourt, directeur du 106. La première édition du festival était dédiée à Alan Lomax, on trouvait audacieux de fêter le centenaire d’un ethnomusicologue. Depuis quatre ans, on confie la programmation à un artiste invité. On construit un dialogue avec lui : on fait part de certaines opportunités, mais il n’y a jamais d’obligations. On l’écoute, on discute, on passe du temps ensemble. Cela apporte forcément quelque chose de plus intense. »

Crédit photo : David Morganti

Avant Chloé, Bertrand Belin, Hindi Zahra et Rodolphe Burger, des artistes aux parcours et univers musicaux différents, ont successivement répondu à l’appel du Rush. Et se sont ainsi payé le luxe de se concentrer exclusivement sur la direction artistique de l’événement, en déléguant les aspects pratiques et administratifs, d’ordinaire indissociables, à l’équipe du 106. « J’en garde un souvenir excellent, témoigne Rodolphe Burger. Qui ne rêverait pas de se voir confier la programmation artistique d’un festival comme celui-là ? J’ai l’expérience de celui que j’organise depuis 2011 dans ma ville natale, qui s’appelle "C’est dans la Vallée". Mais là, on m’a épargné tous les soucis d’organisation. Un pur plaisir, donc. » Quand on l’interroge sur la façon dont il a construit sa programmation, le musicien confirme d’ailleurs l’enjeu purement artistique de sa mission. « Je conçois le programme un peu comme on "compose" une musique. Il y a des temps distincts, des lieux, des effets de contrepoint etc. Le contraire d’une succession de propositions dictée par le box-office. »

« Je conçois le programme un peu comme on "compose" une musique. Il y a des temps distincts, des lieux, des effets de contrepoint etc. Le contraire d’une succession de propositions dictée par le box-office. » Rodolphe Burger

Même singularité et même exigence dans l’affiche agencée il y a trois ans par Bertrand Belin, qui avait saisi l’invitation du 106 pour multiplier les croisements, en conviant aussi bien des musiciens que des poètes, reflet de sa propre souplesse artistique, lui qui multiplie les albums et les romans. « J’avais très envie d’axer cet événement autour de la parole, en particulier de la poésie performée. J’avais à l’esprit de réaliser des rapprochements témoignant des connexions qui s’opèrent en moi. Que Katerine et Charles Pennequin partagent la même affiche me semblait aller en ce sens. » Chloé, quant à elle, a saisi l’opportunité pour imaginer une programmation à son image : curieuse et pointue à la fois, dominée par l’electro, mais ouverte aux autres styles, conviant pour celle-ci aussi bien des grands noms (Lydia Lunch, Apparat, Mr Oizo) que des artistes plus confidentiels (Die Wilde Jagd, Pottery, Otzeki). « Il y avait un équilibre de sons et de styles à trouver, pour que le festival ne soit pas trop électronique. Je voulais quelque chose d’éclectique, dans l’esprit du Rush et à l’image du 106. La consigne que j’ai reçue, c’était "ouvre le spectre et sors de ta zone de confort"

« J’avais très envie d’axer cet événement autour de la parole, en particulier de la poésie performée. J’avais à l’esprit de réaliser des rapprochements témoignant des connexions qui s’opèrent en moi. Que Katerine et Charles Pennequin partagent la même affiche me semblait aller en ce sens. » Bertrand Belin.

S’agissant de zone justement, chaque artiste curateur souligne l’importance de celle choisie par le festival Rush pour s’implanter. Et la façon dont ce cadre a influencé son travail. Avec ses deux scènes en plein air et son dancing à l’ancienne comme échappé d’un film des frères Cohen, le festival Rush investit en effet chaque année le site spectaculaire de la Presqu’île Rollet, qui déroule ses pelouses entre la Seine et un bassin artificiellement construit pour accueillir les cargos. Le décor, composé d’usines et d’anciens entrepôts de charbon, est dominé par l’imposant pont levant routier Gustave Flaubert.

Crédit photo : Poley Luard

« En décembre, se souvient Chloé, je suis venue sur le site pour voir l’espace où allait se tenir l’événement. Il pleuvait, on était dans la gadoue, mais j’ai d’emblée vu l’étrangeté et la beauté de la presqu’île. Le décor contribue à la force du festival. Il m’a inspiré la thématique de l’espace comme fil rouge de ma programmation. L’espace tel qu’il est présenté ici, mais aussi l’espace sonore. Quand je travaille le son, j’aime travailler les profondeurs de champ, comme un réalisateur avec un premier et un deuxième plan. »

Crédit photo : Poley Luard

Bertrand Belin a aussi vu dans le site une source d’inspiration. « La presqu’île permet de penser l’insularité et celle-ci s’établit en garante d’une culture originale. Le fait que cette presqu’île soit entourée d’équipements industriels gigantesques achève de lui conférer une aura de résistance. »

Crédit photo : Poley Luard

Hommage à David Bowie (proposé par Bertrand Belin), conférence sur la transe donnée par la philosophe Agnès Gayrault (invitée par Rodolphe Burger), installation in situ en ouverture du site réalisée par l’artiste Noémie Goudal (conviée par Chloé, en partenariat avec le FRAC Normandie Rouen)… En confiant sa programmation à des artistes, le Rush gagne en événements inattendus et propositions insolites qui auraient plus de mal à trouver leur place dans des formats classiques de festivals. Chaque artiste-curateur se produit d’ailleurs lui-même plusieurs fois pendant le weekend, en déclinant les propositions. Chloé aura ainsi offert le live de son dernier album Endless Revisions (porté par une scénographie signée du collectif Scale), mais aussi un DJ set et un live partagé avec Vassilena Serafimova, joueuse de marimba bulgare.

Installation in situ en ouverture du site réalisée par l’artiste Noémie Goudal (conviée par Chloé, en partenariat avec le FRAC Normandie Rouen)

« J’ai l’impression d’être dans un festival aventureux, où on peut écouter des choses hors-pistes. » résume Jean-Christophe Aplincourt. « La quantité de festivals ne me dérange pas, conclut Chloé. Ce qui me dérange, c’est quand il faut absolument un gros nom pour attirer des gens et que cela engendre une affiche sans cohérence musicale. Parfois, ce calcul n’est pas bon. Il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. Aujourd’hui, la quantité de tout est partout. Alors je crois qu’il faut proposer des choix. »

Crédit photo : David Morganti

Credits:

Poley Luard