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En Corrèze, remettre le passé aux Lendemains par Stéphane Deschamps & La FEDELIMA

Jack Erhard est mort fin janvier 2020. Dommage, tout avait commencé avec lui. Jack Erhard était guitariste, musicien de bal. Dans les orchestres où œuvrait aussi son frère accordéoniste et multi-instrumentiste Alphonse (alias Jo Sony), Jack Erhard a écumé les bals de France, de Navarre et du Limousin. Il a même gagné un prix au Festival de jazz d’Antibes en 1960 et enregistré un 45 tours de musique à danser, sur la pochette duquel il posait avec sa guitare électrique. Car Jack Erhard fut le premier en Corrèze à utiliser cet instrument emblématique de l’ère rock : la guitare électrique. Si cette histoire est recensée et si on peut la raconter aujourd’hui, c’est parce qu’à la fin des années 2000, deux hommes furent missionnés pour s’y intéresser. Le premier, Marc Touché, était sociologue des musiques actuelles et le second, Cyril Bouysse, enseignant au conservatoire de Tulle et facteur d’instruments. Fin 2010 fut présentée à la médiathèque de Tulle l’exposition Rock’n’jazz à l’assaut du bal populaire : l’aventure Jack Erhard, accompagnée d’un concert du vénérable guitariste à la SMAC (Scène de Musiques Actuelles) Des Lendemains Qui Chantent, partenaire de l’étude. C’était la phase préliminaire et fondatrice de Mémoires électriques.

Posée en bord de rivière à la sortie de la ville, Des Lendemains Qui Chantent est la seule SMAC du Limousin. Elle voit le jour en 2004, après dix ans de gestation. Initiée par la municipalité, elle est d’abord confiée à ceux qui en avaient le plus besoin, les activistes historiques du rock à Tulle, ceux qui avec leurs associations s’étaient battus pendant des années pour organiser des concerts ou trouver des locaux de répétition. Dans l’esprit alternatif de l’époque, la salle et l’association qui la gère s’appellent Des lendemains qui chantent, comme la chanson des Thugs.

Des Lendemains Qui Chantent, scène de musiques actuelles de Tulle

En 2011, changement d’équipe. Damien Morisot devient directeur des Lendemains Qui Chantent, avec un projet axé sur l’éducation populaire, le lien social et le patrimoine. Tulle est une ville de 15 000 habitants dans un département rural. Chaque année, le centre-ville est noir de monde pendant les Nuits de nacre, le festival d’accordéon. La maison Maugein, qui a fêté son centenaire en 2019, est la dernière manufacture d’accordéons en France. La Corrèze a donné à la France deux présidents de la République (Jacques Chirac et François Hollande), mais peu de musiciens d’envergure nationale. Le seul groupe récent qui vient à l’esprit, avec « la Corrèze en cathéter », c’est Trois Cafés Gourmands… A priori ou vu d’ailleurs, la Corrèze n’est pas une terre de rock. Ce qui ne veut pas dire que son histoire était sans importance et devait rester dans l’oubli. Dès 2012, Damien Morisot lance l’idée de Mémoires Électriques, inspiré par le travail sociologique sur Jack Erhard et la guitare électrique. Il explique : « Quand je suis arrivé, on était déjà dans la dématérialisation des supports. Je me demandais : quelles traces, quelles histoires on va laisser dans 40 ans ? De fil en aiguille, ma réflexion a rejoint ce qui avait été fait avant : comment on conserve, et comment on met en valeur ce qui a été ? ». Son interlocutrice institutionnelle s’appelle Bernadette Vignal. Employée au service Jeunesse et sports à Tulle, elle a dès les années 70 été en contact avec les associations rock de la ville, et a accompagné la création de la SMAC en 2004. « Il a fallu une dizaine d’années pour que l’idée de la salle fasse son chemin, pour que les collectivités locales reconnaissent le rock comme de la culture à part entière, avec un besoin d’équipements et de structuration. Mais une fois que la salle a existé, y aller devient une habitude, un acquis, on oublie comment c’était avant. Il y avait une histoire, une racine, mais qui paraissait marginale parce qu’il n’y avait pas de trace écrite. C’était devenu un besoin de faire cette recherche, de l’écrire, de la communiquer. »

Bernadette Vignal : « Il y avait une histoire, une racine, mais qui paraissait marginale parce qu’il n’y avait pas de trace écrite. C’était devenu un besoin de faire cette recherche, de l’écrire, de la communiquer. »

Financé par une subvention européenne sur une durée de quatre ans, le projet est confié pour son exécution à Romain Mercier et Nicolas Baudelet. Avant de retracer l’histoire du rock en Corrèze, plusieurs étapes : des recherches aux archives départementales, une réactivation du réseau plus ou moins dormant, et des entretiens. Entre juin 2013 et début 2015, une quarantaine d’entretiens sont enregistrés. Nicolas Baudelet : « Au début, les interviewés étaient circonspects, ils acceptaient par gentillesse plutôt. Certains n’ont toujours pas compris pourquoi on faisait ça, d’autres l’ont bien saisi et ça a fait renaître des choses, la mémoire revenait. L’important pour nous c’était d’être dans la relance, d’orienter le moins possible les réponses, de laisser parler. On essayait de rencontrer les gens chez eux, en espérant qu’ils sortent la boîte à chaussures avec les photos de l’époque. Ça nous est arrivé souvent, notamment avec Claude Rochais qu’on est allé voir dans sa pâtisserie à Tulle. Il a sorti ses photos puis nous a parlé de sa guitare Rickenbacker qu’il avait rangée il y a longtemps. Je suis sûr qu’il est allé la voir après notre entretien. On cherchait le lien entre les gens, pourquoi ils s’étaient démarqués d’une culture dominante, en quoi ça faisait sens et disait quelque chose de leur époque. Tout le monde se connaît, notre carte de visite c’était qui on avait déjà interviewé. On est partis de Tulle et on est allés vers Argentat, Brive, Ussel. On a fait des tableaux, croisé des infos pour mettre les histoires dans une chronologie et une cartographie. »

Quelques photos de concerts prises dans les années 1970-80 par Claude Rochais, Pierre Fleygnac et Didier Lorioux

Ces histoires de vies, anecdotiques ou plus engageantes, doivent raconter une histoire collective. En juin 2015, une exposition assortie de son catalogue présente les travaux. En plus de panneaux explicatifs et de photos, l’exposition montre des instruments et du matériel ayant appartenu à des musiciens locaux – et malheureusement, Claude Rochais n’a pas prêté sa Rickenbaker. L’expo donne aussi à voir le DIY de l’époque : reconstitution d’un établi où les musiciens bricolaient et d’une pièce de répétition insonorisée avec des cartons à œufs. Des téléphones vintage agréés PTT sont reliés à des ordinateurs et permettent d’écouter les interviews, un écran de télé cathodique diffuse les premiers reportages consacrés au rock local par FR3. Jusqu’en 2018, l’exposition a tourné dans huit villes de Corrèze, via le réseau des médiathèques principalement. Lors du vernissage à Tulle, les protagonistes de l’histoire sont là, et c’est un vrai moment de retrouvailles et d’émotion. Fer de lance de la scène locale dans les années 80, le groupe Visavis se reforme même pour l’occasion et joue à Des Lendemains Qui Chantent.

L’exposition donne aussi à voir le DIY de l’époque | Photos Claude Rochais

Un catalogue de 90 pages, joliment mis en page, présente l’histoire à travers beaucoup de récits de vie, de faits marquants et d’anecdotes, avec une riche iconographie ainsi qu’une frise chronologique. On y retrouve tous les musiciens, des associations et des lieux qui ont construit l’histoire du rock en Corrèze. Pour les premiers concernés, le catalogue peut se feuilleter comme un album-souvenir. Daniel Vergne est de ceux-là. Un pionnier de l’organisation de concerts en Corrèze. Il a lui-même fourni beaucoup de documents pour Mémoires électriques. Dès le milieu des années 80, Daniel Vergne participe à la création de l’association Rock à la grange, pour la promotion du rock à Tulle et autour.

Quelques années plus tard, il fonde l’asso Swing Easy, qui monte des concerts et devient un interlocuteur privilégié pendant la gestation des Lendemains qui chantent. Il sera le premier président de l’association du même nom. « Dans les années 80, je gardais des documents sans avoir conscience de leur valeur patrimoniale. Plus tard, en échangeant avec Marc Touché, j’ai commencé à conserver dans cette perspective. Mémoires Électriques est un projet intéressant, il a permis de montrer qu’il s’est passé des choses bien avant ce qu’on croyait, que ça ne s’est pas fait en un jour. » Pour les autres, c’est une belle histoire rock à découvrir, chaleureuse, pleine de péripéties et de surprises – on y apprend par exemple que la rue principale de Domps, en Haute-Vienne (124 habitants), s’appelle officiellement boulevard du Rock.

Pierre Fleygnac, aujourd’hui directeur technique dans le spectacle, a fait partie des acteurs de l’époque. D’abord guitariste et bassiste dans divers groupes, puis ingé son mettant son studio maison et son 8 pistes Fostex à la disposition de nombreux groupes locaux. Pour l’anecdote, il fut aussi longtemps le voisin de Jack Erhard. « J’ai grandi avec le rock, c’est devenu un mode de vie. À 17 ans, j’ai eu mon premier salaire et j’avais le choix entre acheter une moto ou une guitare. J’ai choisi la guitare, une Telecaster d’occas, prise à Toulouse avec une pédale wahwah et un ampli AKG. À l’époque quand on était musicien, on était aussi constructeur de sonorisation, d’éclairage, on se débrouillait pour mettre en place nos concerts, dans les bars et les salles des fêtes. Le piège pour les musiciens rock d’ici, c’était le bal. C’était de l’argent facile et des musiciens qui auraient pu être plus créatifs sont tombés s’y sont brûlé les ailes. Dans un de mes groupes, on faisait appel à des accordéonistes locaux pour amener du public, on a joué Highway To Hell de AC/DC avec de l’accordéon, et ça plaisait aux gens. »

Photos d'archives de Pierre Fleygnac

À part cette présence récurrente du piano à bretelles, la culture du rock en Corrèze n’a pas peut-être rien eu de spécifique. Elle serait plutôt emblématique de la façon dont s’est pratiqué le rock dans les départements ruraux avant sa reconnaissance par les institutions et sa structuration, et aussi avant internet : peu de moyens, de l’isolement, du bénévolat, de la débrouille, de la passion, du militantisme parfois. Et, grâce à Mémoires Électriques, de la fierté.

Bernadette Vignal : « Les musiciens à l’époque n’ont jamais considéré ce qu’ils faisaient comme ayant une valeur sociologique. C’était du loisir, de la débrouille, parfois c’était caché. Les musiciens pouvaient même en avoir honte rétrospectivement. Faire du rock était marginal et déconsidéré. Mémoires Électriques est important parce qu’il a redonné de la valeur à l’histoire et de la fierté aux musiciens. Dire que les musiques actuelles ont une histoire, c’est déjà important. Il fallait le faire. »

En 1994, le maire de Tulle avait envisagé l’idée de créer un lieu pour la musique amplifiée après avoir reçu une pétition de riverains qui se plaignaient des nuisances dans les concerts un peu à l’arrache. C’était déjà une reconnaissance. Dix ans plus tard, confier la gestion de la salle au milieu rock tulliste, dont Daniel Vergne, en fut une autre. Et encore une dizaine d’années plus tard, faire le récit de cette histoire passée en est l’ultime. Ainsi qu’une façon d’affirmer et trouver sa place pour l’équipe actuelle professionnalisée des Lendemains Qui Chantent.

Mémoires électriques est bouclé depuis deux ans. Mais régulièrement, en réunion, Damien Morisot cite le projet et son contenu, devenu une sorte de référence pour Des Lendemains Qui Chantent. « C’est une histoire, et un outil, qui met en perspective la question du temps qui passe. Ça nous donne des arguments, un appui : si on fait ci aujourd’hui, c’est parce qu’il y a eu ça hier. » L’équipe actuelle compte huit salariés. C’est une équipe jeune et soudée, mais aucun de ses membres n’est originaire de Corrèze. Ils n’ont pas vécu l’histoire du rock en Corrèze, mais la connaître peut les inspirer pour inventer la suite. Et la suite, c’est déjà le troisième média de diffusion de Mémoires Électriques, après l’expo et le catalogue : un site internet façon webzine, qui permet de retrouver des portraits, des focus, de l’audio (musique et interviews) et des histoires liées au patrimoine rock corrézien. Mais, et c’est encore mieux, le site fait aussi le lien avec les années 2000 et 2010, en racontant les péripéties qui ont mené à l’ouverture Des Lendemains Qui Chantent, puis en documentant son activité et l’actualité du rock en Corrèze jusqu’en 2018.

Des Lendemains Qui Chantent a permis la synthèse et le récit de cette histoire, sans bien sûr y mettre fin ni la contrôler. Aujourd’hui, l’histoire continue avec de nouveaux acteurs et ses propres règles : le groupe vocal néo-trad San Salvador et son association Lost In Traditions par exemple, ou encore cette usine désaffectée en sortie de Tulle, en passe de devenir une pépinière alternative et clandestine pour la musique et les arts vivants...

Credits:

(Crédits photos : C. Rochais, P. Fleygnac)