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Objectif Lune ! par Johanna Seban & La FEDELIMA

À Amiens, la Lune des Pirates ouvre un nouveau chapitre de son histoire avec la création d'une seconde salle, qui viendra compléter l'activité de la première en 2024. Implantée en centre-ville, celle-ci formera un trait d'union entre le quartier historique de Saint-Leu et les pôles étudiants. Reportage sur le site, à la rencontre des différents intervenants.

« Autrefois, la Lune était un hangar à bananes », explique Antoine Grillon, qui dirige la Lune des Pirates à Amiens. La lune évoquée ici n'a pas été foulée pour la première fois en 1969 mais en 1987. Depuis bientôt 35 ans, cette salle de concert (qui tire son nom d'une chanson de l'artiste local Paul Boissard) accueille les spectateurs, fidèles à sa programmation de qualité (une soixantaine d'événements par an), son format à taille humaine (250 personnes) et son bar chaleureux.

La Lune des Pirates sous tous ses angles ©Ludo Leleu

Pour rejoindre la Lune des Pirates, il faut mettre le cap sur le quartier historique de Saint-Leu, dont les maisons colorées et les canaux agencent pour les visiteurs un décor de carte postale. Celui-ci se dotera bientôt d'un nouvel élément : à quelques centaines de mètres de la salle historique, un second bâtiment, plus moderne et plus grand, s'apprête à voir le jour sur un terrain qui servait jusque-là de parking sauvage. Ce deuxième édifice, constitué lui-même de deux bâtiments traversés par une allée piétonne, étoffera l'offre culturelle de la SMAC (Scène de Musiques Actuelles) en réunissant une salle de concert (d'une capacité de 500 places, soit deux fois plus que la salle historique), des bureaux et des studios de répétition. « C'est un bâtiment qui arrivera en complément du premier lieu, résume Antoine Grillon. L'ancienne salle sera dédiée aux pratiques émergentes, aux groupes locaux et aux associations. La nouvelle accueillera les productions et les événements plus grand public. »

Pour rejoindre la Lune des Pirates, il faut mettre le cap sur le quartier historique de Saint-Leu, dont les maisons colorées et les canaux agencent pour les visiteurs un décor de carte postale.

Le choix d'implanter le futur bâtiment en centre-ville n'a rien d'ordinaire, à l'heure où les salles de concert, pour éviter les problèmes de nuisances sonores ou pour contourner des contraintes architecturales ou d'urbanisme, sont souvent reléguées en périphérie. « Mais cet emplacement au cœur du quartier Saint-Leu était primordial pour nous, parce qu'il nous permet de garder une continuité avec l'histoire de la salle, explique Antoine Grillon. Notre première idée avait même été de construire un bâtiment derrière la Lune actuelle ! Mais le projet s'est avéré trop compliqué et la mairie a alors évoqué un terrain vague proche de la salle. » Le terrain retenu ne présentait pas seulement l'avantage d'être libre : il permettra aussi de positionner la future salle sur un axe stratégique qui connectera les ruelles historiques de Saint-Leu aux quartiers universitaires d'Amiens - la ville compte aujourd'hui plus de 30 000 étudiants. « Depuis la mandature de Gilles de Robien, analyse Romain Pereira, Directeur de la Maîtrise d'Ouvrage chez Amiens Métropole, la ville poursuit un projet de relocalisation des étudiants en centre-ville. L'université a été construite au pied de la cathédrale. Puis la fac de sciences est arrivée dans un bâtiment de l'architecte Henri Gaudin. C'est face à celui-ci que sera construite la nouvelle salle. »

Le projet de nouvelle Lune des Pirates © Architectes Chartier Corbasson

En 2018, Renzo Piano a par ailleurs achevé la rénovation de la Citadelle, qui héberge désormais le pôle universitaire de la ville à quelques centaines de mètres de la future Lune. De quoi attirer un nouveau public ? « Les étudiants connaissent la Lune mais ne la fréquentent pas forcément, avance pour sa part Nicolas Henssien, responsable à la Direction de l'Action Culturelle et du Patrimoine de la Métropole. Le bâtiment, qui sera remarquable dans son architecture, va provoquer un appel. » En plus de contribuer au dynamisme du centre-ville d'Amiens, cette implantation encouragera les mobilités douces, incitant les spectateurs à venir à vélo, à pied ou en transports en commun. Un parking public à proximité de la future salle sera en mesure de répondre au besoin des spectateurs qui n’ont pas d’autres choix que de venir en voiture. « C'est aussi ça la ville durable, commente Romain Pereira : proposer un équipement de proximité et travailler à la fois sur la fonctionnalité et sur les déplacements.»

L'implantation d'une salle de concert en centre-ville engendre néanmoins un certain nombre de contraintes. Des fouilles archéologiques d'envergure ont d'abord dû être réalisées sur le site choisi. « Nous avons découvert un canal ancien, et des éléments montrant que le site avait été occupé depuis l'Antiquité, explique Claire Grebent, responsable de la construction de la nouvelle salle chez Amiens Métropole. Toute l'histoire de la ville se superpose sous le site : on a retrouvé du bâti d'habitat, des maisons assez cossues ou encore des traces du passé industriel de la ville avec des cuves de tannerie. » Situé en fond de vallée, le site repose en outre sur un sol assez mou. « Il va donc falloir mettre des pieux pour retrouver du sol dur à quelques dizaines de mètres de profondeur et veiller à ne pas tomber sur des maçonneries. » Autre contrainte de taille, celle, justement, des dimensions de la parcelle retenue : relativement petite, elle a imposé aux architectes un projet capable d'intégrer toutes les fonctionnalités d'une SMAC dans un espace réduit.

De l’eau sous La Lune - Ce canal, qui poursuivait sa course en longeant l'Hôtel-Dieu, traverse les fouilles. À sa gauche sur la photo : les tanneries médiévales. À sa droite : des restes, enchevêtrés, de deux mille ans d'histoire. © Latitudes

C'est l'agence Chartier Corbasson qui a dessiné la Lune des Pirates à venir, en composant avec ces contraintes liées au site, mais en veillant aussi à ce que la programmation de la future salle ne perturbe pas les soirées des riverains. « Lorsqu'on installe une salle en ville, le principal sujet est l'acoustique, explique l'architecte Karine Chartier. De nombreuses salles de concert ont dû fermer pour des problèmes de nuisances sonores. Il nous a donc fallu développer des complexes d'isolation très importants. » Panneaux de BA13, laine de roche, absorbants extérieurs : la future Lune des Pirates sera enveloppée d'une carapace de presque un mètre d'épaisseur. Pour favoriser l'intégration du projet dans le quartier, l'agence a par ailleurs imaginé un édifice dont l'esthétique et les éléments (toit en pente, pignons) reprennent les codes des bâtiments voisins. Les façades seront en outre largement vitrées pour permettre aux passants d'apercevoir la vie à l'intérieur du bâtiment et ainsi consolider le lien entre la salle et les riverains. « Nous avons aussi prévu des terrasses extérieures sur lesquelles pourront avoir lieu des concerts, en s'inspirant des toits de l'immeuble de Londres où avaient joué les Beatles », conclut l'architecte.

Les terrasses extérieures font références au concert des Beatles sur le toit de l'immeuble d'Apple Corps au 3, Savile Row à Londres a lieu le 30 janvier 1969 ©Architectes Chartier Corbasson

Le projet, pourtant, ne fait pas que des heureux aujourd'hui. Parce que leur quartier est devenu une destination pour faire la fête, les riverains souffrent depuis plusieurs années de nombreux problèmes de nuisances sonores et d'incivilités. « Ce quartier est avant tout un quartier historique avec une configuration particulière, rappelle Christelle Waquet, Présidente du Comité du quartier Saint-Leu. Les rues étroites et les cours d'eau font le charme des lieux, mais ils conduisent le bruit. Par ailleurs, les maisons à pans de bois sont mal insonorisées. Et pourtant, depuis les années 80, on ne cesse d'ajouter des établissements de nuit et des lieux de restauration rapide ! » Si la riveraine salue la programmation de la Lune des Pirates, elle craint que ce second bâtiment aggrave une situation déjà critique. « Il est vrai que la première salle est exiguë et qu'un second bâtiment est nécessaire. Mais je trouve que le lieu d'implantation est mal choisi. On va ajouter des flux de publics dans un quartier déjà sursaturé. » Du côté de la Lune des Pirates, on voit au contraire dans ce nouveau chapitre la possibilité d'apporter au quartier un certain apaisement. « On peut considérer que ce lieu va être un catalyseur, promet Antoine Grillon. On va programmer des soirées, mais celles-ci seront terminées à minuit et demi. Elles seront en outre encadrées, sécurisées, professionnalisées. Nous serons aussi un relais pour la prévention autour de l'alcool et du harcèlement. » La salle promet enfin d'associer les riverains au chantier, en organisant des consultations et des événements pendant toute la durée des travaux. Ceux-ci devraient durer un an et demi avec une livraison du nouveau bâtiment prévue à l'automne 2023 et des premiers concerts début 2024.

Credits:

Architectes Chartier Corbasson / Ludo Leleu / Morio60